ein sof

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tu écoutes la balle qui te découpe te tranche la chair jusqu'à ce que tu entendes la lumière qui te traverse & tu lâches à la nuit & la nuit te rattrape avant qu'elle ne s'éteigne elle était cette belle nuit des marges un dernier rire à la nuit & tu y laisses n'y délaisses rien ou si peu & y passes trépasses une dernière fois tu effaces tes pas tes ombres le chemin le monde & du chemin sans égard tu effaces jusqu'au souvenir de l'ombre la première qui nia le jour pour ce qui en toi continue encore à te fuir & tu écoutes le calibre ce petit bruit que la modernité a pu enfanter tout auprès de toi cliquetis qu'étouffe la tempe la solitude s'épanche sur une fresque anonyme peinture fraîche matière grise lavis des chambres égarées tu écoutes la drogue qui s'effrite te ripe t'étripe comment & comment ça se termine les ombres le chemin le monde sans fumée l'histoire sans toi ça chemine de misère en misère tu écoutes encore un peu le sang qui goutte à l'âme son absence réminiscence d'absence le manque la gêne en cette bouteille qui coûte que coûte-t-elle rien ou si peu mais ça te coûte de t'avouer que l'ambre avait la moiteur de la fugue & des éboulements tu écoutes la cicatrice qui se grave te cale t'encastre parmi les ruines & les fossiles pendant que toi tu travailles ton foie ta foi & d'éther tu paves calfates tout ce qui s'élève que tu végètes ou non sous terre ils te le disent gagne-la ta peau elle ne vaut rien mais trime & traîne ta morgue jusqu'au-dedans de toi & tu écoutes y écoutes le silence au-dedans & au-dedans de toi sans racines la mémoire qui s'effile la porte le chômage l'usine délocalisée la race qu'ils te disent la race ou la rage que tu ne te dis à la lie le formol tu le bois encore & ça te décolle l'avant-bras car tout système vasculaire vit en périphérie des systèmes économiques d'une faille à l'autre on y gratte la fêlure & tes membres qui se piquent de remembrances sans sommation sous la peau la couleur identique identité incertaine qui se déverse tu la perds & rêves sans trêve que ça flotte loin avec ce que tu y places de désespoir dans le soir au loin mais tu n'y écoutes au loin que l'artère & ses voitures vides où tu t'enterres où tu t'entombes où s'écroulent les semaines les jours à attendre la semaine le jour la chaux & au jour chômé tu n'y reviens & n'y reviendras plus à l'assistance il ne reste rien de social du social de la société où tu tombes t'entombes & la cité s'en fiche te fiche tout au plus la paix cette cité qui s'échappe t'écharpe & tu échoues n'y échoues en l'ailleurs ce recommencement pareil & sans toi mais sans toi ils laveront le sang te trouveront un trou pour que tu y retrouves tout l'oubli du monde le chemin les ombres le globe la balle & sa chaleur.

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vous nous aurez chassés de vos terres, je dis vos terres, car il vous est agréable d'entendre que cette terre est votre terre, alors qu'elle n'est qu'un peu de gravats entre nos soupirs. vous nous aurez chassés, & il ne restera plus rien de nous, jusque dans vos songes, dans ce liquide très noir qui peuple, la nuit venue, le ressac de vos esprits affairés, là, très bas, il ne restera plus rien des qualifications que vous apportiez à nos déviances. je me dissiperai à l'image de tous les autres dans ce vent du sud qui remonte sans but votre monde, & je ne vous tiendrai pas responsable de votre haine. il n'y aura en moi aucun redoublement de l'horreur, & si, par quelque force, je perdure, de ce vent à vos songes, dans l'image de ce spectre qui vous rappelle que la terre se creuse d'oubli, je laisserai la tourbe parler pour moi, déborder de la fosse jusqu'au frémissement du chardon qui pousse dans l'indifférence de nos gestes le long des sens uniques de l'histoire, en cette terre franche où nous avons tenté, tenté quelques instants de résister, & où il ne demeure que les souvenirs de notre fraternité des sous-sols.

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Je ne m'ennuie pas. Je m'active. Je me fais du café. Je ne m'ennuie pas. Je m'active. Je travaille. Je ne fais pas de bruit. Je respecte la hiérarchie. Je prends le métro. Je fais des heures supplémentaires avant de prendre le métro. Je ne souhaite pas polluer. Ils disent que nous sommes responsables de l'environnement. J'espère obtenir une promotion. Mes plats surgelés sont cuisinés par un chef. Ils le disent. Je ne mange pas de viande. Les animaux sont comme ça. Ils ne méritent pas. Ils ne m'ont jamais traité d'animal, les animaux. Les autres, ils disent que j'obtiendrais une promotion dans les cinq ans. Ils le disent. Je remplis un dossier pour une hypothèque. Ils disent que j'obtiendrais le titre de propriété dans trente ans. Ils le disent. Je m'inscris sur un site de rencontres. Je suis en ligne. J'attends. Ils disent que j'obtiendrais l'amour rapidement. Ils le disent. Ils disent que l'amour est possible. Je dois payer un abonnement pour que l'amour soit possible. Je paie. L'amour est possible. Ils le disent. Je peux commander un marteau sur Internet. Je l'obtiendrais dans les trois à cinq jours. Ouvrables. Ils le disent. Les clous doivent être commandés séparément. Ils ne le disent pas. Je me contente du marteau. Je creuse un espace à l'intérieur de ma tête pour respirer. Je respire. Je ne sais plus. Plus personne ne dit rien. Je respire. Ils le disent.

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Pays, j'irai sans toi. Tes chemins ne sont pas tes chemins, ils sont aux seuls esprits qui s'y abandonnent. Rien ne connaît de frontières, ni le chant des oiseaux ni celui des bombes. Seule la peur qui renferme la créature en sa création place une limite en l'espace, tente invariablement de le morceler. Silence des enfouissements, et je m'enfouis sous une ligne de démarcation. Petitesse des commerces de la signifiance. Je ne suis personne. Je m'en satisfais et ne me satisfais plus que d'errance. J'existe encore, quelque peu, par ces rebords que je traverse, par les passages que ma langue tente d'y creuser. Il faut arpenter le vide pour, une fois de plus, se sauver.

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C'est l'histoire d'un pessimiste qui voulait vivre, mais son exil l'assassina. Un étranger doit mourir comme un étranger, à l'extérieur de la vie. Nous allons dans la nuit avec son fantôme pour dernier compagnon. Il est bientôt minuit, mais nous ne savons même plus à quel siècle encore nous vouer. Dans l'obscurité de nos déambulations, des formes nous reviennent. Faiblement se dresse l'image d'un souvenir. Tristes verticalités des fosses et des échafauds.

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La ville me rumine plus lentement que je ne me dissous en elle. J'ouvre des portes. Entre la terre et le silence. La poussière volette. Retombe, avec tout ce qui est encore réel dans la poussière. Les immeubles vides ont la couleur du brasero et sans trêve ils recrachent mes rêves poisseux. Ce soir, rien ne demeure de l'humanité. L'infini ressemble à une tombe. Quelques satellites, quelques drones, quelques mythes, l'épiphanie qui guette. L'éternité se digère mal à la fermeture du ciel.

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J'ai ramassé une seringue vide et m'en suis fait un crucifix. Je n'y crois pas. Je ne crois pas à la fonction. Le sang caille enfin entre mes dents cassées. Un peu d'espace pour les astres. La fumée de la cigarette existe avant la cigarette, comme la détonation avant le peloton. Tout passe. Tout passe et toute la planète souffre d'être rétrécie à ma mâchoire brisée.

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Mais il ne reste que moi, et j'y demeure enfermé. Le petit tapis roulant de la caisse de la grande surface emporte mes rêves de Byzance, et, au loin, au coin d'un soupir, c'est la nébuleuse d'Orion qui se penche sur ma faim. Des langoustes plus grandes que l'hiver dansent un tango lent entre mes pas. Je n'aime pas beaucoup les animaux, ils me rappellent trop souvent ce que nous ne sommes pas. Des crucifix sous cellophane. Extase au rabais. J'habite le dernier terrier avant l'extinction.

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Âmes entre deux flots, nous n'existons que par incertitude. Notre présence au monde se résume aux battements éternels des portes du métro. La débauche nous a débauché la vie, et il n'y a plus que des rues vides tout autour de nos incertitudes. Appartement petit, avenir étroit. Nous ne sommes qu'une incarnation de la pluie. Averse silencieuse d'une matinée de novembre. Il pleut toujours au-dessus de la friche industrielle de nos souvenirs.

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Ils étaient beaux comme le désespoir. Que pouvaient-ils encore espérer ?

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