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Je ne m'ennuie pas. Je m'active. Je me fais du café. Je ne m'ennuie pas. Je m'active. Je travaille. Je ne fais pas de bruit. Je respecte la hiérarchie. Je prends le métro. Je fais des heures supplémentaires avant de prendre le métro. Je ne souhaite pas polluer. Ils disent que nous sommes responsables de l'environnement. J'espère obtenir une promotion. Mes plats surgelés sont cuisinés par un chef. Ils le disent. Je ne mange pas de viande. Les animaux sont comme ça. Ils ne méritent pas. Ils ne m'ont jamais traité d'animal, les animaux. Les autres, ils disent que j'obtiendrais une promotion dans les cinq ans. Ils le disent. Je remplis un dossier pour une hypothèque. Ils disent que j'obtiendrais le titre de propriété dans trente ans. Ils le disent. Je m'inscris sur un site de rencontres. Je suis en ligne. J'attends. Ils disent que j'obtiendrais l'amour rapidement. Ils le disent. Ils disent que l'amour est possible. Je dois payer un abonnement pour que l'amour soit possible. Je paie. L'amour est possible. Ils le disent. Je peux commander un marteau sur Internet. Je l'obtiendrais dans les trois à cinq jours. Ouvrables. Ils le disent. Les clous doivent être commandés séparément. Ils ne le disent pas. Je me contente du marteau. Je creuse un espace à l'intérieur de ma tête pour respirer. Je respire. Je ne sais plus. Plus personne ne dit rien. Je respire. Ils le disent.

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Pays, j'irai sans toi. Tes chemins ne sont pas tes chemins, ils sont aux seuls esprits qui s'y abandonnent. Rien ne connaît de frontières, ni le chant des oiseaux ni celui des bombes. Seule la peur qui renferme la créature en sa création place une limite en l'espace, tente invariablement de le morceler. Silence des enfouissements, et je m'enfouis sous une ligne de démarcation. Petitesse des commerces de la signifiance. Je ne suis personne. Je m'en satisfais et ne me satisfais plus que d'errance. J'existe encore, quelque peu, par ces rebords que je traverse, par les passages que ma langue tente d'y creuser. Il faut arpenter le vide pour, une fois de plus, se sauver.

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C'est l'histoire d'un pessimiste qui voulait vivre, mais son exil l'assassina. Un étranger doit mourir comme un étranger, à l'extérieur de la vie. Nous allons dans la nuit avec son fantôme pour dernier compagnon. Il est bientôt minuit, mais nous ne savons même plus à quel siècle encore nous vouer. Dans l'obscurité de nos déambulations, des formes nous reviennent. Faiblement se dresse l'image d'un souvenir. Tristes verticalités des fosses et des échafauds.

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La ville me rumine plus lentement que je ne me dissous en elle. J'ouvre des portes. Entre la terre et le silence. La poussière volette. Retombe, avec tout ce qui est encore réel dans la poussière. Les immeubles vides ont la couleur du brasero et sans trêve ils recrachent mes rêves poisseux. Ce soir, rien ne demeure de l'humanité. L'infini ressemble à une tombe. Quelques satellites, quelques drones, quelques mythes, l'épiphanie qui guette. L'éternité se digère mal à la fermeture du ciel.

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J'ai ramassé une seringue vide et m'en suis fait un crucifix. Je n'y crois pas. Je ne crois pas à la fonction. Le sang caille enfin entre mes dents cassées. Un peu d'espace pour les astres. La fumée de la cigarette existe avant la cigarette, comme la détonation avant le peloton. Tout passe. Tout passe et toute la planète souffre d'être rétrécie à ma mâchoire brisée.

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Mais il ne reste que moi, et j'y demeure enfermé. Le petit tapis roulant de la caisse de la grande surface emporte mes rêves de Byzance, et, au loin, au coin d'un soupir, c'est la nébuleuse d'Orion qui se penche sur ma faim. Des langoustes plus grandes que l'hiver dansent un tango lent entre mes pas. Je n'aime pas beaucoup les animaux, ils me rappellent trop souvent ce que nous ne sommes pas. Des crucifix sous cellophane. Extase au rabais. J'habite le dernier terrier avant l'extinction.

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Âmes entre deux flots, nous n'existons que par incertitude. Notre présence au monde se résume aux battements éternels des portes du métro. La débauche nous a débauché la vie, et il n'y a plus que des rues vides tout autour de nos incertitudes. Appartement petit, avenir étroit. Nous ne sommes qu'une incarnation de la pluie. Averse silencieuse d'une matinée de novembre. Il pleut toujours au-dessus de la friche industrielle de nos souvenirs.

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Ils étaient beaux comme le désespoir. Que pouvaient-ils encore espérer ?

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Je me suis pendu par les intestins hier soir. N'ai pas eu besoin de barbelés cette fois. On m'a décroché au petit matin, et je suis retourné au travail. Avec les autres des souterrains. Entre nous, il y avait un silence d'ombre. À la pause déjeuner, elle m'a montré les bêtes. Puis elle m'a montré le fusil. Je n'ai pas mangé aujourd'hui.

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Je mange des mûres sous un ciel de la même couleur. Rien n'y brille. Qu'est-ce qui nous distingue ?

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